Intervention de J-L Martinand au symposium initial PREA 2K30, en juin 2010
Cet exposé traite du triplet : contenus,curriculums et didactiques. Voir la vidéo
En utilisant le mot contenus, je souhaite attirer l’attention sur leurs différences avec des dispositifs, des démarches, procédés et méthodes. Les contenus sont souvent organisés en domaines d’éducation, de formation, d’instruction : des disciplines de second degré comme les disciplines scientifiques ou technologiques, mais aussi des « matières » d’école primaire dont la construction est assez différente des disciplines du second degré et dont l’articulation dans le curriculum est très différente ; mais y a aussi des contenus non disciplinaires, comme les éducations à l’environnement, à la santé, à la citoyenneté, aux risques, etc. de l’école primaire jusque dans l’enseignement supérieur.
Lorsqu’ils entendent curriculum, les Français pensent à une dénomination pédante de ce qu’ils nomment programme. C’est qu’ils ont beaucoup de peine à imaginer qu’il a pu y avoir à l’école primaire au début du XIXe siècle des « cours d’étude » (curriculums) sans programme comme nous les connaissons. L’enseignement secondaire était régi depuis la fin du XVIe siècle par des programmes, dont un des plus célèbres demeure la ratio studiorum des Jésuites, ensemble de prescriptions pour les maîtres, qui semblait dispenser de penser en termes de curriculum. Contrairement à la France, l’idée de curriculum était « naturelle » aux Anglais (et aux Américains), parce que chaque école devait construire son propre curriculum, et de nombreuses recherches ont étudié les problèmes de leurs conceptions et de leurs mises en œuvre. Cependant, les évolutions de la fin du XXè siècles sont paradoxales : d’un côté il s’est produit une rupture pendant la période du gouvernement de Thatcher avec l’institution d’un « National Curriculum ». Alors que les curriculums étaient locaux et variables, le nouveau curriculum est devenu central et obligatoire, et le sens de curriculum a glissé vers celui de « programme » (curriculum prescrit). De l’autre côté les programmes français deviennent de plus en plus ouverts, et les programmes par compétences impliquent un travail de mise en curriculum. France et Angleterre semblent vouloir se croiser en évoluant en sens inverse.
Il faut en tout cas garder cette idée de curriculums, distincte de celle de programmes lorsqu’ils existent, pour se rendre capable de penser contenus et modalités de mise en œuvre au-delà des programmes et des organisations en disciplines. C’est essentiel lorsque les « programmes » sont construits en ensembles de compétences, comme c’est la tendance aujourd’hui dans la plupart des pays développés et des pays en voie de développement, et qu’ils sont alors déliés de toute injonction de « programmation ». Mais c’est aussi nécessaire lorsque la forme disciplinaire est dominante, car l’enseignement et l’apprentissage « réels » diffèrent toujours du prescrit, alors que persiste l’illusion très « administrative » et « scolaire » que le prescrit produit par lui-même le réel. Penser curriculum, c’est penser à la fois à ce qui va être enseigné, à l’organisation, la programmation temporelle, aux ressources qui sont mises en œuvre, quelles soient humaines, spatiales, matérielles, relationnelles à l’extérieur de l’école,… et finalement à ce qui va être appris (et évalué) à court et à plus long terme.
Les didactiques, spécifiques des contenus, se définissent plutôt par contraste avec la pédagogie ou la technologie de l’éducation, en première approximation indépendantes des contenus. C’est pourquoi beaucoup pensent que les didactiques ont pour objet les « processus d’enseignements/apprentissages spécifiques de contenus. Très souvent anciens enseignants du secondaire, ou universitaires qui ont voulu s’occuper de questions d’enseignement, la plupart des didacticiens se conçoivent comme didacticiens de discipline, parfois sans faire trop de différences entre disciplines du secondaire (enseignement) et disciplines universitaires (enseignement et recherche). Mais cette conception des didactiques est un handicap dans la formation des maîtres, l’innovation et la recherche, notamment pour l’école primaire où il n’y a souvent qu’un seul enseignant par classe, où les « matières » (quelquefois appelées sans rigueur « champs disciplinaires ») ne correspondent pas vraiment à des disciplines du second degré et encore moins à des disciplines universitaires, et où l’enseignant ne représente pas une matière (sinon la langue nationale écrite et orale) comme l’enseignant du secondaire se doit de représenter sa discipline pour être légitime. Et elle est un obstacle lorsqu’il s’agit des éducations à la citoyenneté, à la santé, aux risques, au développement durable, qui prennent une place de plus en plus grande depuis une quinzaine d’années dans toutes les filières et à tous les niveaux de l’enseignement général ou spécialisé.
Or, s’il n’y a pas discipline, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de contenu, et dans tous les cas, ce qu’impose l’école, c’est une forme curriculaire, en particulier du point de vue temporel et organisationnel. Mais les contenus, dispositifs, les modes d’organisation sont différents de ceux que certains ont fini par croire éternels (« la » forme scolaire, les contenus disciplinaires). Il est plus pertinent d’affirmer que les didactiques ne sont pas définies par des disciplines existantes, qui semblent d’ailleurs bien conjoncturelles aujourd’hui, mais par l’exercice d’une « responsabilité par rapport au contenu » d’activités éducatives existantes ou projetées, dans des formes diverses et variables. Les didacticiens doivent en effet pouvoir garantir la signification ou l’authenticité des contenus enseignés par rapport à des normes ou contribuer à l’élaborer de de contenus nouveaux.
Les contenus subissent justement ces derniers temps des changements importants, de même que l’organisation curriculaire, dans l’enseignement primaire et dans l’enseignement secondaire de tous les pays développés voisins, tout particulièrement en Angleterre. En France ces modifications, qui avaient commencé pendant la décennie 70-80 ont pris un rythme plus rapide, selon une tendance de plus en plus « néo-libérale » et plus « administrée » depuis 1990. On peut signaler la publication, en 1991-1992, d’une Charte des programmes par le Conseil national des programmes, qui n’a pas été revue depuis, malgré l’adoption du « socle commun de connaissances et de compétences » pour l’enseignement obligatoire. La plupart des « experts » qui interviennent sur les programmes entre 2000 et 2010 ne savent même pas qu’elle existe, bien qu’ils s’inspirent d’idées qu’elle promouvait : compétences, et pas seulement connaissances, modalités et progressions plus explicites, méfiance affichée vis à vis des disciplines (alors que ces « experts » ont le plus grand mal à s’affranchir de leur propre égocentrisme disciplinaire). Aujourd’hui les injonctions sur les programmes et les curriculums prescrits viennent très directement de l’OCDE (pour les pays développés) et de la Banque mondiale (pour les pays en développement), via les cabinets ministériels et les « experts internationaux ».
Parmi les changements importants en France, la mise en place des Instituts universitaires de formation des maîtres, à partir de 1989, a sans doute rendu plus visibles les questions d’élaboration de curriculums, d’écart entre curriculums prescrits (ou formels) et curriculums « réels » (ou plutôt « produits », et même co-produits avec les apprenants), en diffusant dans certains enseignements universitaires les interrogations et résultats de la recherche en éducation. Mais l’universitarisation des IUFM, c’est-à-dire la transformation des écoles normales, des écoles normales nationales d’apprentissage, des centres de formation des professeurs d’enseignement technique, et des centres pédagogiques régionaux en instituts unifiés de formation professionnelle supérieure a été largement ratée, pour ce qui concerne la pertinence des formations, l’adéquation des formateurs à cette fonction de formation supérieure professionnelle, et la relation fondamentale de la formation à la recherche comme à la pratique. Certes, les IUFM ont bénéficié des innovations et des travaux de rénovation des commissions (français, mathématiques, sciences physiques et technologie) de la décennie post-68, menés dans un très large esprit d’exploration des possibles en termes de curriculum (nouveaux contenus, nouveaux modes d’activité didactiques, pédagogie par objectifs ou par problèmes, technologie de l’éducation), mais sans tenir compte des analyses critiques ni des élaborations théoriques que les chercheurs de cette époque avaient développées. Il faut dire que les responsables politiques et administratifs ministériels successifs n’ont pas vraiment aidé l’universitarisation des IUFM. Sans doute est-ce une des causes majeures du fait que les recherches et les formations didactiques ou technologiques en IUFM des vingt dernières années laissent assez souvent l’impression d’un piétinement, voire d’une perte de mémoire des enseignements du passé.
Depuis 1990, les changements curriculaires sont multiples et souvent profonds ; leur caractéristique essentielle est d’être imposés par les autorités ministérielles, avec de fausses « consultations » des enseignants concernés, ou des formateurs. Ils sont promulgués sans tenir compte des vœux des instances consultatives réglementaires. Tout se passe comme si le vrai dialogue ne concernait que ministres, cabinets, directions centrales, inspection générale de l’éducation nationale, parlementaires du parti majoritaire, et autorités et experts de l’Union européenne.
Dans ce mouvement, les contenus changent très vite, sans que des commissions représentatives et légitimes pour étudier leurs problèmes ne soient constituées. C’est une situation très différente de la période 70-90. On ne peut plus poser les questions d’éducation comme s’il y avait persistance des contenus, comme s’il y avait simplement à changer de méthodes, à mieux utiliser des ressources pour avoir un meilleur résultat dans l’atteinte des buts de l’éducation. Or l’éducation change de but en changeant ses contenus, ses dispositifs, ses curriculums. On pourrait alors se poser la question : dans quelle mesure est-ce voulu, et qui y a intérêt ? Sans doute vaut-il mieux se demander comment reprendre des capacités d’initiative en anticipant et explorant des possibles futurs, en dégageant leurs conséquences, leurs conditions, leurs implications.
Pour avoir une vue plus détaillée, prenons des exemples de ces changements, tirés des très intéressants dossiers d’actualité de la Veille scientifique et technologique de l’Institut National de Recherche Pédagogique (INRP). Voici un certain nombre des thèmes traités :
Avril 2010 : Contenus et programmes scolaires : comment lire les réformes curriculaires ? Points de vue historique, sociologique et didactique sur ces réformes.
Octobre 2009 : Quelles relations entre jeu et apprentissage à l’école ? Une question renouvelée.
Mai 2009 : Sciences en classe, sciences en société. Le mouvement Science et technologies en société affecte aussi les contenus de l’enseignement des sciences, par exemple avec l’enseignement de questions socio-techniques et socio-scientifiques vives. L’enseignement des sciences commence à participer du mouvement de révision de la place de la science, de la recherche, de la formation scientifique dans la société.
Mai 2009 : L’enseignement professionnel : enjeux et tensions. Les préconisations de l’Union européenne tendent à substituer la notion de compétence à celle de qualification.
Décembre 2008 : Individualisation et différenciation des apprentissages. « Equité », individualisation et pratiques différenciées.
Octobre 2008 : Enseigner l’évolution (biologique) en France. Un enseignement récusé par les anti-évolutionnistes aux Etats-Unis et au Maghreb, avec des retombées en France.
Septembre 2008 : Genre et éducation. Débats et paradoxes sur mixité scolaire et différenciation des contenus.
Avril 2008 : De la transmission des savoirs à l’approche par compétences. Critique d’organisations internationales contre les « disciplines du XIXe siècle », et promotion de l’approche par compétences .
Février 2008 : De la communale au socle commun : littérature et culture humaniste.
Novembre 2007 : Méthodes de lecture et difficultés d’apprentissage. Apports des recherches fondamentales en psychologie.
Un mot sur cette question des « méthodes », révélatrice de la difficulté à poser le problème. La problématique de la plupart de ces recherches repose a priori sur deux points de vue implicites : 1) il s’agit d’apprendre « à lire » sans trop préciser les contextes ni les contenus. Or il y a eu, depuis cinquante ans des modifications qui ont pu être importantes, concernant ces « objets » de lecture, et les exigences : textes plus complets, littéraires ou non, documents divers qui ont été progressivement agrégés aux « corpus » utilisés. 2) il s’agit d’apprentissage individuels, alors que les apprentissages scolaire se font en classe et pas en préceptorat. La question est donc aussi : comment gérer les activités d’apprentissages d’un ensemble d’élèves, qui ne sont jamais prêts en même temps à lire ?
Passer à des standards, des normes exprimées en termes de compétences, c’est changer de conception de l’enseignement primaire et secondaire. La notion de socle commun, obligatoire de savoirs et de compétences, modifie elle aussi les missions et la conception de l’enseignement primaire et secondaire. L’introduction des diverses « éducations à… » implique ce ne soient pas des « enseignements de disciplines » ou de matières. Des reconfigurations inter- mais aussi intra-disciplinaires apparaissent. Ainsi dans le nouveau programme de seconde d’enseignement général, une discipline comme la géographie est réorientée et reconfigurée avec :
l’idée de développement durable comme fil conducteur du programme de seconde,
l’idée que la démarche géographique est une contribution fondamentale à l’éducation au développement durable.
C’est une transformation considérable et intéressante qui devrait renforcer la géographie en approfondissant une de ses vocations dans le curriculum global. Dans d’autre cas, comme la technologie (collège) et les sciences et techniques industrielles, on peut penser que des disciplines sont réorientées loin des compétences fortes de leurs enseignants sans que ces changements aient été sérieusement discuté, et ni même que leurs conséquences sur ces disciplines et leurs relations avec les autres disciplines du curriculum global n’aient été étudiées.
Du point de vue de la recherche didactique qui s’intéresse aux curriculums, cette situation impose aux chercheurs de se poser la question : avons-nous à « accompagner » quelques décisions plus ou moins arbitraires, en essayant de limiter les échecs et les dégâts ? Ou est-ce que nous avons à anticiper de manière prospective des évolutions possibles en donnant à tous les acteurs, en particulier aux formateurs et aux enseignants, mais aussi aux associations de professionnels et de parents, et pas seulement aux responsables administratifs et dirigeants politiques, des moyens d’initiative, d’intervention et de régulation dans ces modifications ? Dans les recherches en éducation, il y a peut-être, en évitant des compromissions, à assumer une fonction forte d’expertise, non pas en disant « nous savons » ce qu’il faut faire, mais en essayant de poser les problèmes tels qu’ils apparaissent aujourd’hui et d’explorer des solutions, en partenariat avec ceux qui sont impliqués.
A côté des changements affectant les disciplines, celui qui a conduit en quelques années de « l’éducation relative à l’environnement » (jamais vraiment généralisée) à une éducation au développement durable (qui doit être généralisée) illustre l’émergence des « éducations à ». La caractérisation officielle de cette « éducation au développement durable » n’est pas sans ambiguïtés par rapport aux disciplines ni carences de conception. Mais si on prend au sérieux l’injonction, il est difficile de ne pas admettre que l’enjeu est avant tout de promouvoir et construire chez tous les jeunes et futurs citoyens des dispositions, c’est à dire des attitudes et des valeurs, des capacités d’action et une culture en sciences de la nature, de la société et de l’ingénierie, en faveur d’un développement durable. Or, le « développement durable » ne peut sans doute pas être transformé en concept scientifique, ni en une pure valeur éthique. On ne peut pas « enseigner le développement durable ». C’est une norme, une indication, une notion mobilisatrice et régulatrice de type politique, dont l’acception est variable et évolutive, car elle est l’objet d’un débat permanent.
De nombreux enseignants et formateurs concernés se sentent alors en situation d’incertitude et de déstabilisation, de risque professionnel ; ils sont « bloqués ». Mais on peut plutôt penser que si l’idée de développement n’est pas fixée, alors un espace d’interprétation, d’interventions et d’évolutions est ouvert. L’éducation au développement durable peut être « balisée », mais elle ne peut être fixée. C’est inouï pour les « enseignants » de disciplines bien fixées, car l’éducation au développement durable repose sans doute d’abord sur le développement de projets divers et variés, localisés et partenariaux, d’actions éducatives en faveur du développement durable. Remarquons que de telles « actions éducatives pour le développement durable », sont essentiellement des « actions de développement durable » par l’école, à l’école et hors l’école. Comme telles, elles ne sont pas dissociables des actions « citoyennes » qui peuvent avoir lieu localement, c’est-à-dire autour de l’école. Elles abolissent en partie la clôture, la frontière qui caractérise l’école vouée à l’apprentissage de savoirs discursifs « textualisés », et de valeurs « culturelles», à l’abri des regards et interventions extérieurs. Ce qui est « éducatif », c’est d’agir collectivement, dans le milieu de vie, avec des partenaires (collectivités territoriales, parents, associations, services et entreprises locaux, etc), de participer à la construction du projet de ces actions, de s’impliquer dans sa réalisation collective, d’en rendre compte aux acteurs et partenaires, dans et hors l’école.
Mais affirmer l’apport fondamentalement nécessaire de telles actions éducative, ne doit pas conduire à oublier d’autres types tout autant nécessaires d’activités et d’apprentissages. D’une part, il semble indispensable d’organiser des investigations « multiréférentielles » d’enjeux de développement et de durabilité, en associant des points de vue scientifiques et technologiques, professionnels, avec des débats sur des questions vives, des jeux de rôles sur des intérêts divergents, des actes antagonistes... D’autre part, il faut concevoir et enseigner les contributions de diverses disciplines ou de matières éducatives plus classiques pour rendre plus intelligibles ou sensibles des problèmes de développement durable. Il faut cependant souligner que parler de « contributions des disciplines du secondaire » ne signifie pas qu’elles sont capables de les apporter dans leur état actuel. Elles doivent être réorientées et reconfigurées pour inclure des gestes et méthodes, des concepts et des savoirs pour l’action, presque toujours lacunaires et incertains, et pourtant déjà complexes. Or jusqu’à présent, les disciplines, par construction, correspondent à des connaissances délimitées et sûres. Ici, il s’agit de construire des indicateurs, de bricoler des modèles, d’apporter quelques repères. Autrement dit, dans de telles « contributions », les sciences ne vont plus être conçues comme un corpus de connaissances validées mais comme la capacité d’orienter un questionnement vers la possibilité d’obtenir des réponses pertinentes et valides, mais très partielles, avec les ressources matérielles et intellectuelles de la discipline elle-même. De la même manière, il faudra réviser la conception des technologies, souvent pensées comme ensembles de solutions disponibles, vers la capacité de concevoir des actions efficientes et réalisables, elles aussi partielles par rapport aux enjeux. Contrairement à ce qu’une analyse rapide pourrait laisser croire, c’est le cœur des disciplines qui est alors sollicité, leurs manières d’envisager le monde, bien plus que des savoirs périphériques.
Pour conclure, les exigences et sollicitations issues des évolutions présentes posent un problème d’orientation pour les didactiques parce qu’on est conduit loin des recherches et des formations didactiques telles qu’elles se pratiquent massivement en France, mais aussi dans les pays étrangers. Au lieu de persévérer comme didactiques de « discipline pérenne », les didactiques comme disciplines universitaires de recherche et de formation ont besoin de davantage penser d’un point de vue curriculaire, avec la claire compréhension qu’il peut y avoir des orientations très différentes aux contenus possibles. C’est leur responsabilité.
Dans cette perspective, les trois grands types d’orientation curriculaire élaborés il y dix ans par Alister Ross pour rendre compte de la succession des configurations historiques des débats de politique éducative en Angleterre sur deux siècles (XIXè et XXè) sont très éclairants :
des « content driven curricula »
des « objectives driven curricula »
des « process driven curricula ».
Ces types « balisent » un espace de contenus et de dispositifs très divers, au contraire de l’application dogmatique du concept de « forme scolaire » conçu comme une sorte de loi naturelle et non historique de l’école. Les didacticiens gagneraient certainement en capacité d’intervention et de invention en se posant aussi les problèmes de contenus sur le plan politique (éducative) et stratégique (programmatique) et pas seulement dans le cadre maintenant fragile, et parfois caduc de didactiques de discipline, chaque discipline étant prise pour un invariant.
Dans un registre plus méthodologique, je proposerais que le point de vue curriculaire (didactique) s’articule sur quatre questionnements. Dans la sociologie du curriculum, on a beaucoup insisté sur la différence entre ce qui est prescrit (ou auto-prescrit), qu’on peut analyser sur des textes ou des écrits professionnels, et ce qui est réalisé, ou plutôt produit (et même co-produit) par les enseignants et les apprenants, mais aussi par d’autres intervenants et à différents termes temporels, et qu’on doit inférer à partir de traces, d’enregistrements, d’interactions avec les acteurs avant et après. Comme en ergonomie entre travail prescrit et produit, la différence permanente entre le « curriculum prescrit » et le « curriculum co-produit » appelle interprétation: qu’est-ce qui va potentiellement être produit dans des conditions données? Qu’est-ce qui permet, oriente, et limite ou dévie la capacité de tous les acteurs à produire ensemble ce que certains appellent le « curriculum réel » en référence avec ce qui est prescrit ? C’est le « point de vue du curriculum potentiel », qui doit être modélisé. C’est important pour comprendre ce qui se passe, au-delà des lieux communs si répandus ou même de l’ « entendement professoral ». Mais c’est plus encore, fondamental pour penser la formation des enseignants et l’appropriation des réformes, car, au risque de « chosifier » le concept de curriculum potentiel, on peut affirmer que c’est en termes de « curriculum potentiel » qu’on doit poser la question de l’ « objet » du travail de formation professionnelle des enseignants (formation en institut et sur « le terrain » avec des formateurs, développement professionnel des formés). C’est un concept pour questionner et concevoir.
Pour terminer, rappelons qu’il existe à côté de la didactique curriculaire ici esquissée, le courant dominant des didactiques d’ « apprentissage spécifique » ou des didactiques de discipline tournées vers les questions d’apprentissage. Il existe aussi un courant de « didactique professionnelle », plus proche de la psychologie du travail et qui s’interroge sur la fonction formatrice du travail et le développement professionnel. Les forces de recherche existent donc, même si la recherche didactique souffre comme partout d’un double cloisonnement entre disciplines-objets et options théoriques ou méthodologiques reflétant les différences entres sciences humaines et sociales.
Mais ce qui manque le plus en France, c’est un milieu composite vivant et composite de chercheurs, de formateurs et d’administrateurs permettant de discuter et débattre des questions curriculaires, alors qu’un tel milieu existe dans tous les autres pays développés qui nous entourent, comme on le remarques dans les rencontres internationales. Si ce milieu existait, la recherche souffrirait moins des entraves multiples à la possibilité de travailler avec les partenaires des établissements. C’est une raison majeure pour développer des relations internationales, particulièrement avec l’Angleterre qui reste le pays où la densité de travaux est la plus importante.